Accueil Culture « Biscuit » un court-métrage de Chadia Khedhir : Rêves brisés

« Biscuit » un court-métrage de Chadia Khedhir : Rêves brisés

Programmé lors de la 2e édition du festival 27/20, en hommage à la militante et icône de la révolution Lina Ben Mhenni, qui s’est tenue du 24 au 26 janvier au Rio, « Biscuit » de Chadia Khedhir exhale une fragrance douce-amère.

La Presse « Biscuit », ce court métrage d’animation, filmé avec un smartphone, narre avec entrain et parfois une touche d’ironie  le parcours professionnel d’une journaliste, la réalisatrice elle-même, tout en entremêlant les trajectoires de ses collègues femmes. A travers des portraits saisissants, elle met en lumière leurs conditions de femmes journalistes confrontées à l’injustice. C’est que ce film à petit budget (Low Budget), produit par l’association Lina-Ben Mhenni, s’inscrit pleinement dans le thème du festival « Justice humaine et dignité pour tous ».

Après 18 ans passés au service des actualités de la Télévision nationale, au cœur du tumulte, du stress et de l’urgence de la newsroom, Chadia, personnage central et narratrice du film, s’accorde une pause contemplative, se perdant dans le rétroviseur du temps. Le film devient alors pour elle un chemin vers la « transformation » où elle se « métamorphose » en une girafe impavide et stoïque, insensible à la pression et au stress. Elle prend le temps de réfléchir et de faire le bilan de sa carrière à la radio et à la télévision. Elle remonte le fil du temps, jusqu’à ses premiers pas, il y a 30 ans, lors d’un concours de recrutement à « Radio Jeunes ».

Elle avoue avoir presque tout oublié de ce moment, y compris la réponse qu’elle avait donnée à l’un des trois hommes, en costume-cravate, qui l’interrogeait sur la journée des droits de l’Homme. Seule subsiste, vivace dans sa mémoire, l’odeur du bois neuf du studio, douce et chaleureuse, rappelant celle d’un biscuit tout juste sorti du four. Cette fragrance flottante, telle une madeleine de Proust, devient le déclencheur émotionnel qui l’amène à explorer les méandres de son passé professionnel. Un passé où s’entrelacent à la fois la satisfaction de la mission accomplie et un profond sentiment de déception.

Cet opus d’animation mélange les genres alliant éléments de fiction et documentaires, images réelles et archives. Il mêle, aussi, la technique du stop-motion à la création en 2D avec des dessins, des peintures et autres procédés.  Le film se focalise, particulièrement, sur quatre personnages : Chadia, figurine aux cheveux courts et aux lunettes rouges, ainsi que ses collègues Aziza, Feriel et Sabra, dont on découvre les trajectoires et les témoignages grâce à une narration enlevée et fluide. Ces femmes journalistes reporters, évoluant au sein du service des actualités de la télé nationale, sont incarnées par des figurines façonnées par une jeune designer utilisant des matériaux simples et diverses autres trouvailles.

Sacrifices et injustice

Les personnages prennent vie dans des décors aussi bien intérieurs qu’extérieurs, la narratrice raconte en insistant sur l’automatisme de leur travail, puisque telles des robots, elles enchaînent, de manière répétitive et mécanique, les mêmes tâches professionnelles : lire, trier, écrire le sujet, puis attendre la validation, systématiquement confiée à un journaliste homme.  Idem quand elles réalisent des reportages sur le terrain, il s’agit de filmer, visionner, écrire le sujet, monter les images puis intégrer leur voix dans le VTR et de patienter pour obtenir la validation. Dans la scène d’extérieur où les quatre collègues femmes sont en voiture, la réalisatrice déroule par l’image quelques événements marquants couverts par leurs soins, qu’ils soient sociaux, culturels ou politiques. De 1990 à 2014, elles ont, ainsi, inscrit leur présence en tant que témoins de l’actualité sous toutes ses formes.

Le film met en lumière les sacrifices qu’elles ont endurés au fil des années, dévouées à de longues journées de travail, tiraillées entre leur vie professionnelle et leurs lourdes responsabilités familiales. La scène où on passe du desk news à la cuisine, avec Chadia, capturée en réel, dans l’intimité de son quotidien, lavant la vaisselle et préparant le repas, représente cette dualité de manière intense. A travers ce récit, le film dénonce, ainsi, l’injustice et l’inégalité des chances que vivent ces femmes.

La voix off d’un ton acerbe persiste :  les journalistes femmes sont considérées comme de simples forces de proposition et de production, mais elles sont exclues des postes de responsabilité qui restent réservés aux hommes, dans un système qui les a exploitées sans jamais leur rendre justice. Après de nombreuses années de labeur acharné, elles vivent des difficultés financières et s’engouffrent, malgré elles, dans l’ère de l’incertitude et les scènes du supermarché et du distributeur automatique de billets véhiculent, à cet égard, une ironie acerbe. La roue tourne, telle l’horloge qui entraîne Chadia, incarnée par sa figurine, dans le tourbillon du temps. Pourtant, malgré l’amour du métier, le bilan, plutôt décevant, est imprégné d’un goût amer marqué de regrets.

Sincère et pétillant

« Biscuit » rend un hommage à ces femmes journalistes, rongées par un sentiment de frustration face à des carrières qui auraient pu être bien plus épanouissantes. L’opus rend aussi hommage à leur collègue disparu, l’illustre Jamil Dakhlaoui, dont la voix suave et unique fut à l’origine de la passion que Chadia voue à son métier. Les voix de ces journalistes résonnent en elle, évoquant l’odeur du biscuit croustillant qu’elle a perçue dans le studio, lors du concours de recrutement, où elle répondit à la question fatidique qui l’a embarquée dans le monde captivant mais injuste du journalisme.

Le film se clôt sur une séquence aérienne où Chadia, allongée sur un biscuit flottant dans les airs, tel un tapis volant, semble défier le temps. Mais cette illusion est éphémère : le biscuit se casse, et une chute vertigineuse les entraîne tous deux dans un gâteau au chocolat. La métaphore se dévoile alors avec une clarté évidente dans cette dégringolade. Le biscuit cassé incarne les rêves brisés et les désillusions du personnage central, mais aussi ceux de ses collègues femmes. Des rêves qui se sont fracassés sur les récifs de la dure réalité. Malgré leur énergie, leurs compétences et leurs efforts, ces femmes se heurtent à un système professionnel où le leadership masculin domine, où pouvoir et hiérarchie sont marqués par l’injustice et l’inégalité. La dernière image, en plongée, représentant le gâteau aux biscuits et au chocolat surnommé « Courant d’air » par les Tunisiens, évoque le brassage du vent et ce souffle d’énergie qui se dissipe, de manière décevante, dans la boucle du temps.

Pour sa première aventure de création mobile, Chadia Khedhir a su concocter un film à la fois engagé, sincère et pétillant.

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